Les Routes de l’Histoire
Max GALLO
La prise de la Bastille
(extrait)
(Suite. Voir N°8, 9, 10, 12, 13/2009)
Necker
Paris, écrasé par une chaleur extrême, bouillonne. Au Palais-Royal, à toutes les portes de la ville, dans les faubourgs on se rassemble, on manifeste, on bat violemment tous ceux qui refusent d’acclamer1 le Tiers État2. Les émeutes3, les pillages continuent de se produire dans toutes les provinces en ce mois de juillet 1789 d’une chaleur qui augmente jour après jour, et avec elle la nervosité, l’inquiétude, la colère contre le prix élevé du pain, sa rareté. On a faim. On a peur. On craint l’arrivée de nouveaux régiments étrangers. Ils prendraient position sur les collines dominant Paris, prêts à tirer sur les quartiers de la capitale, le Palais-Royal, les faubourgs. On assure que le Roi est entre les mains de son frère d’Artois4 et de l’Autrichienne5. Le 12 juillet 1789, la nouvelle du renvoi de Necker6 se répand dans Paris. Il est autour de neuf heures du matin. La foule est déjà dans la rue, parce que la chaleur stagne dans les logis surpeuplés, et les vagabonds et les paysans réfugiés dans la ville ont dormi à la belle étoile. Et puis c’est dimanche, le jour où l’on traîne, du Palais- Royal aux Tuileries, des portes de Paris au faubourg Saint-Antoine. On a chaud. On parle fort. Et tout à coup, cette rumeur7 qui court : Necker, le « père du peuple », a été chassé par les aristocrates, l’Autrichienne, le comte d’Artois, cette cabale8 qui gouverne le Roi. Ils veulent donc étouffer le peuple, le massacrer, dissoudre9 l’Assemblée nationale. Ils vont donner l’ordre aux régiments étrangers qui campent au Champs-de-Mars et sur les collines de tirer sur le peuple… On avait raison. On a trahi le peuple. À la fin de la matinée, on se presse au Palais-Royal, place Louis-XV (aujourd’hui, place de la Concorde), aux Tuileries. Au Palais-Royal, vers midi, un homme jeune, un avocat, un journaliste, bondit sur une chaise, lève le bras, commence à parler d’une voix enflammée. On répète son nom, Camille Desmoulins10. Ils sont plus de dix mille à l’écouter. Depuis plusieurs heures déjà cette foule s’échauffe, lève des piques. Et Desmoulins lance : « Aux Armes ! Pas un moment à perdre ! J’arrive de Versailles : le renvoi de Necker est le tocsin11 d’une Sainte-Barthélemy12 des patriotes. Ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champs-de-Mars pour nous égorger ! Il ne nous reste qu’une ressource, c’est de courir aux armes ! » « Aux armes ! » reprend-on. Camille Desmoulins arrache des feuilles de marronnier, les accroche à son chapeau. Cette cocarde13 verte sera signe de ralliement de tous ceux qui veulent empêcher le massacre des patriotes. « Aux armes ! Aux armes ! » crie-t-on. Un cortège se forme, d’hommes et de femmes qui portent la cocarde verte et se dirigent vers les Tuileries. On pille, on bouscule, frappe des passants qui ne portent pas la cocarde verte. À Versailles aussi, le peuple est dans la rue, et les députés protestent contre le renvoi de Necker. Les députés déclarent au Roi « que l’Assemblée ne cesserait de regretter l’ancien ministre et qu’elle n’aurait jamais confiance dans les nouveaux ». Louis répond avec une fermeté qui surprend : « C’est à moi seul, dit-il, à juger de la nécessité des mesures à prendre. Et je ne puis à cet égard apporter aucun changement. » Quant à la présence de troupes dans Paris, il ajoute : « L’étendue de la capitale ne permet pas qu’elle se garde elle-même. » Il sait que les régiments suisses ont quitté le Champ-de-Mars et ont atteint les Champs-Élysées. Ils n’ont pas rencontré de manifestants et ont regagné leurs campements. Louis peut s’abandonner à ce sommeil qui l’envahit.
Mais Paris ne dort pas. Toutes les barrières14 depuis le faubourg Saint-Antoine jusqu’au faubourg Saint-Honoré, sont forcées et incendiées dans la nuit du 12 au 13 juillet. La ville est ainsi « ouverte » et « la multitude15 y entre » dès le début de la matinée du lundi 13 juillet. Les hommes armés de piques et de bâtons pillent les maisons, crient qu’ils veulent « des armes et du pain ». Ils dévalisent16 les boulangeries, les marchands de vin, dévastent le couvent Saint-Lazare, et trouvent du grain dans les réserves. Ils obligent les passants à boire. Les « bourgeois » – qui ont été les électeurs aux États généraux – veulent faire cesser ce pillage, craignent le désordre, la destruction de tous les biens. Ils se réunissent, décident de créer une garde nationale, milice bourgeoise de 48 000 hommes qui défendra Paris contre les pillards, les brigands et les régiments étrangers. Il faut des armes pour la milice. « Paris, dit Bailly17 qui sera maire de la capitale, court le risque d’être pillé. » « En pleine rue, des créatures arrachaient aux femmes leurs boucles d’oreilles. » La milice s’organise, se donne une cocarde aux couleurs de Paris, rouge et bleu. On achète aux vagabonds les armes dont ils se sont emparés. On arrête et même on pend quelques brigands. Mais au même moment, la foule brise les portes des prisons, libère ceux qui sont détenus pour « dettes, querelles, faits de police… » Et des gardes françaises livrent leurs armes au peuple, puis défilent, boivent avec lui « le vin qu’on leur verse aux portes des cabarets ». Un témoin, note : « Aucun chef ne se montre dans ce mouvement tumultueux. Ce peuple paraît marcher de lui-même. Il est gai, il rit aux éclats, il chante, il crie : “Vive la nation !” Et il engage nombre de spectateurs à devenir acteurs avec lui dans le reste de la scène. » Mais la crainte des pillages, des brigands, de l’attaque des régiments étrangers est de plus en plus forte. Les représentants des « électeurs parisiens », en cette fin de journée du lundi 13 juillet, s’en vont aux Invalides demander au gouverneur qu’il leur livre les armes de guerre, plusieurs dizaines de milliers de fusils, conservées dans le bâtiment. Il refuse. Mais le peuple a déjà l’habitude de prendre ce qu’on ne lui donne pas. « Nous voulons ! » C’est le cri qui a traversé la nuit brûlante du 13 au 14 juillet 1789. Et dans l’aube déjà étouffante, des bandes parcourent les rues. Les hommes sont armés de piques, de fusils. Des groupes se forment devant les portes des maisons des riches, celles d’ennemis de la nation et donc du Tiers État. Des hommes exigent qu’on leur ouvre les portes : « On veut à boire, à manger, de l’argent, des armes. » « Des armes, des armes, nous voulons des armes », crient-ils devant les Invalides. Ils sont près de 50 000. La foule défonce les grilles, se précipite dans les caves, s’empare des fusils entassés, qu’on se passe de main en main. « Nous voulons de la poudre et des balles », crie-t-on maintenant. Il y en aurait à la Bastille, la vieille forteresse où le Roi enterre sur une simple lettre de cachet ceux qui lui déplaisent. « À la Bastille ! » La garnison de la Bastille compte 82 invalides et 32 soldats suisses. Elle dispose de quelques canons. Et autour de la forteresse avec ses fossés et ses ponts-levis, et dans les rues voisines, se rassemblent des milliers de Parisiens, auxquels se rassemblent des gardes françaises. Il y a la foule spectatrice : elle crie, elle attend, elle se tient à bonne distance, pour éviter les coups de feu s’ils partent des tours. Le gouverneur de la forteresse, le marquis de Launay, reçoit des délégations des « électeurs parisiens ». Il ne veut pas donner de munition, il n’a pas reçu d’ordre, mais il négocie. Il invite les représentants des Parisiens à déjeuner, après leur avoir fait visiter toute la forteresse. Mais la situation est tendue. Les hommes armés veulent conquérir la forteresse. C’est parmi eux qu’on trouve les deux citoyens qui, par le toit d’une boutique proche, parviennent au poste de garde, vide. Ils peuvent actionner la machinerie du premier pont-levis. On accusera le marquis de Launay de trahison, d’avoir laissé baisser le pont-levis pour que les « patriotes » s’engouffrent18 dans la première cour, et là, pris, dans la masse, se fassent mitrailler19. On commence à échanger des coups de feu de part et d’autre. La foule décidée à partir à l’assaut est d’autant plus déterminée qu’elle sent derrière elle les spectateurs qui l’observent et l’encouragent. Il y même parmi les curieux « nombre de femmes élégantes et de fort bon air qui avaient laissé leurs voitures à quelque distance. » Ces assaillants sont ouvriers ou boutiquiers du faubourg, tailleurs, marchands de vin. Et parmi eux, 61 gardes françaises qui font mettre les cinq canons de batterie, contre les portes et ponts-levis de la Bastille. Les ponts-levis s’abaissent. La Bastille capitule. On brise. On tire. Il y aura 98 morts et 73 blessés, mais combien durant le siège et l’assaut, et combien après la capitulation dans le désordre que personne ne contrôle ? Les gardes françaises ne peuvent faire respecter les « lois de guerre ». Et comment pourrait-on arrêter le désir de se venger, d’abattre ces officiers, ces soldats, ce marquis de Launay ? Le gouverneur de Launay a reçu un coup d’épée à l’épaule droite. Arrivé dans la rue Saint-Antoine, « tout le monde lui arrachait des cheveux et lui donnait des coups ». « Qu’on me donne la mort », crie-t-il. Il se débat, lance un coup de pied dans le bas-ventre de l’un de ceux qui l’entourent. Il est percé de coups de baïonnette20, traîné, déchiré. « C’est un monstre qui nous a trahis : la nation demande sa tête pour montrer au peuple. » On tranche la tête de Launay. On enfonce cette tête au bout d’une fourche à trois branches et on se met en marche. Sur le Pont-Neuf, on l’incline devant la statue d’Henri IV, en criant : « Marquis, salue ton maître. » On porte en triomphe jusqu’à l’Hôtel-de-Ville les sept prisonniers qu’on a libérés de la Bastille – quatre faussaires21, deux fous et un débauché – et déjà, on commence à arracher des pierres à la forteresse. Elle était dans Paris le visage menaçant de l’ordre et de la force monarchique. Elle doit être détruite, pierre après pierre.
Camille Desmoulins
Mais le pouvoir du Roi renversé, c’est le désordre qui règne à Paris.
Louis XVI, en cette fin de mardi 14 juillet, n’imagine pas la gravité de ce qui vient de se produire à Paris. Il est cependant si préoccupé, qu’il n’a pas chassé. Et il a écrit à la date du 14 juillet, sur le carnet, le mot « Rien ».
Mais à l’aube du mercredi 15 juillet, le grand maître de la Garde-Robe le réveille, et chaque mot que prononce le duc de La Rochefoucauld-Lincourt arrache douloureusement Louis XVI à la somnolence22 protectrice. La Bastille est tombée. On a promené des têtes au bout des piques en poussant des cris de cannibales. « C’est une révolte », balbutie Louis XVI d’une voix sourde. « Non, Sire23, c’est une révolution. » Louis a l’impression qu’il ne pourra jamais soulever son corps. Il se redresse lentement. Il doit bouger, agir. Il faut se rendre à l’Assemblée, répéter qu’on a pris la décision d’éloigner les troupes de Paris.
« Je compte sur l’amour et la fidélité de mes sujets, dit Louis. Je ne suis qu’un avec ma nation, c’est moi qui me fie à vous. Aidez-moi dans cette circonstance à assurer le salut24 de l’État… Je ne me refuserai jamais à vous entendre et la communication entre l’Assemblée et moi sera toujours libre… » Il se retire en compagnie de ses frères, rentre à pied au château, accompagné par les députés des trois ordres. La foule crie : « Vive le Roi ! » Louis se rassure, malgré les avertissements de son épouse, du comte d’Artois. Il faut, disent-ils, effacer par une victoire et un châtiment25 exemplaire la révolte de Paris, la prise de la Bastille, la tuerie sauvage qui a suivi. Il faut instaurer partout dans le royaume l’autorité du Roi.
Les pierres de la Bastille
Le soir de ce mercredi 15 juillet, Louis écoute le récit de la réception faite par Paris à la députation de l’Assemblée nationale qui s’y est rendue dans l’après-midi. Plus de cent mille Parisiens, souvent armés, l’ont accueillie. On a crié « Vive la nation ! Vive les députés ! » Mais aussi « Vive le Roi ! ». Le marquis de La Fayette26, président de la députation, a déclaré : « Le Roi était trompé, il ne l’est plus. Il est venu aujourd’hui au milieu de nous, sans troupes, sans armes, sans cet appareil inutile aux bons rois. »
On a proclamé le marquis de La Fayette commandant la milice parisienne, cette « garde nationale », et Bailly – maire de Paris. L’archevêque de Paris a conduit la députation à Notre-Dame, où l’on a chanté un Te Deum27. La cathédrale était pleine. À la sortie, le peuple a crié qu’il voulait le rappel de Necker. Il n’y avait qu’un cri : « Monsieur Necker, Monsieur Necker, le rappel de Monsieur Necker. » Tout ce peuple immense priait de redemander Monsieur Necker au Roi. Les prières du peuple sont des ordres. Il faut donc qu’on demande le rappel de Monsieur Necker. Un Roi doit-il donc obéir aux ordres du peuple et de l’Assemblée ? Louis voudrait partir avec Marie-Antoinette, ses enfants, ses proches. Il sait que Marie-Antoinette attend, espère qu’il fera ce choix. Elle a déjà brûlé des lettres, placé tous ses bijoux dans un coffre qu’elle emportera avec elle. Mais il ne peut pas. Louis détourne la tête, dit qu’il va rappeler Necker, renvoyer les régiments dans leurs garnisons. Il voit, il sent le désespoir de Marie-Antoinette. Mais il n’a pas la force de choisir le départ, c’est-à-dire le combat. Ce choix de rester est celui de la soumission au destin, à la volonté des autres. Lui aussi, comme l’Assemblée, il est aux ordres du peuple. Il transmet ses décisions à l’Assemblée qui se félicite de la sagesse du Roi, du départ des troupes et du rappel attendu par toute la nation de Necker. Mais le peuple veut voir, entendre le Roi. Louis se rendra donc à Paris, demain vendredi 17 juillet 1789. Peut-être sera-ce le jour de sa mort ? Il s’y prépare, donne à son frère, compte de Provence28, le titre de lieutenant général du royaume. Puis il parcourt le château de Versailles, que les courtisans ont déserté. Beaucoup, comme son frère cadet, comte d’Artois et sa famille, ont choisi d’émigrer. Ils ont déjà quitté Versailles. Les pas de Louis résonnent dans les galeries désertes.
Modèle de la Bastille
taillé dans une de ses pierres
C’est le vendredi 17 juillet. Il roule vers Paris. Il n’est accompagné que de quelques nobles et de trente-deux députés. Les gardes du corps sont sans armes. Mais la milice bourgeoise de Versailles, qui accompagne le carrosse royal jusqu’à Sèvres, comme la milice bourgeoise de Paris qui le reçoit, sont sous les armes. Le peuple à la porte de Paris crie « Vive la nation ! » Et Bailly le maire, en remettant les clés à Louis, déclare : « J’apporte à Votre Majesté les clés de sa bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV29. Il avait reconquis son peuple, ici c’est le peuple qui a reconquis son Roi… Sire, ni votre peuple ni Votre Majesté n’oublieront jamais ce grand jour, c’est le plus beau de la monarchie, c’est l’époque d’une alliance éternelle entre le monarque et le peuple. Ce trait est unique, il immortalise Votre Majesté… »
On traverse Paris. Le peuple en armes ne crie pas « Vive le Roi ! ». Louis voit tous ces visages, ces piques, ces fusils. Il entre dans l’Hôtel-de-Ville sous une voûte d’épées entrelacées. On lui remet la nouvelle cocarde où le blanc de la monarchie est serré entre le bleu et le rouge de Paris30. On l’accroche à son chapeau. Louis murmure : « Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. » Et il sourit vaguement, écoutant les discours qu’on lui adresse. Le maire Bailly, d’un coup de pied, a écarté le petit carreau de velours sur lequel il devrait selon l’étiquette s’agenouiller. Et il parle au Roi debout ! Mais Louis est rassuré. Une voix au fond de la salle a lancé « Notre Roi, notre père », et les applaudissements se font entendre, puis les cris de « Vive le Roi ! ». Louis peut rentrer à Versailles, bercé par le balancement du carrosse. Il est dix heures du soir. La Reine, en larmes, l’accueille. On l’entoure, on se laisse aller, après la peur, à la joie des retrouvailles. Le Roi est vivant, rien n’est perdu. Louis, dans ses appartements de Versailles, s’est endormi.
Il se réveille dans la chaleur stagnante et accablante qui écrase cette deuxième quinzaine de juillet 1789. Tout est silence comme dans un tombeau. Les valets sont absents. Les courtisans et les princes ont choisi d’émigrer. Louis se lève, se rend chez la Reine. Dans l’hostilité et la haine qui les entourent, Louis se sent proche de Marie-Antoinette et de leurs deux enfants. Et il ne souhaite pas que le Dauphin connaisse un jour le malheur de régner. C’est un cauchemar que la vie de Roi, quand brusquement le peuple change de visage, et ne manifeste plus ni amour ni reconnaissance, mais une fureur sauvage.
On rapporte à Louis, que dès le 15 juillet à l’aube, six cents maçons ont commencé à démolir la Bastille.
(Révolution française. Le Peuple et le Roi, 2008)
Le symbole d’un régime despotique
La Bastille est prise. Le symbole, l’incarnation même du despotisme dénoncé par les Philosophes et les écrivains31. Une foule hystérique s’élance, se répand, pille, détruit les lieux. On est loin de la prison dégoûtante gorgée32 de prisonniers enferrés, décrite avec horreur par l’opinion publique. Déception à la vue des cachots vides. C’est donc une légende plus qu’une prison que les Parisiens prennent en 1789, et la chute de la Bastille a une portée plutôt symbolique. Car s’il est vrai que la Bastille était quasi-vide en 1789, elle représentait pourtant tout ce que les révolutionnaires souhaitaient voir disparaître. La destruction de ce lieu qui a si longtemps nié toute justice véritable est donc à la fois le premier rendez-vous populaire de la Révolution et l’occasion pour Paris de prendre sa revanche : après une longue période d’effacement derrière Versailles, Paris récupère son rôle de capitale et ne va plus l’abandonner durant toute la période révolutionnaire.
La Bastille – symbole du pouvoir tyrannique
Qu’est-ce qui reste de la Bastille ?
Les mois suivants, la légende noire de la forteresse est alimentée dans les esprits par les journaux qui racontent les souffrances de ceux que la monarchie voulait faire taire. Le 15 juillet 1789, on décide de démolir la Bastille, ce symbole de l’Ancien Régime que Mirabeau qualifie d’« édifice antique, vermoulu33 et pourri ». On engage 800 ouvriers : pour 45 sous par jour, ceux-ci démolissent la forteresse. Tout sera réemployé, y compris les marbres de cheminées transformées en boutons, bijoux et dominos. Dans 83 grosses pierres des murailles, on fait tailler 83 répliques en modèle réduit de la Bastille, qui seront expédiées dans les 83 départements nouvellement crées « afin d’y perpétuer l’horreur de l’absolutisme des rois. » Une grande partie des autres pierres servira à l’achèvement du pont de la Concorde, en 1790. Il ne reste donc plus rien de la Bastille. Et pourtant… Au n°3 de la place, une plaque restitue un plan détaillé de la forteresse. On peut voir aussi son tracé : devant la rue Jacques-Cœur, à l’arrêt d’autobus, tracé en pavés d’une des tours sur le sol, que l’on retrouve plus loin sur la place elle-même, à l’angle de la rue Saint-Antoine et de la place, ainsi qu’au n°49, boulevard Henri IV. Sur l’immeuble au numéro 5 de la rue Saint-Antoine, une plaque porte cette inscription : « Ici était l’entrée de l’avant-cour de la Bastille par laquelle les assaillants pénétrèrent dans la forteresse le 14 juillet 1789. » Quelques pierres se trouvent dans le square Henri-Galli, près du pont Sully. Quelques-unes se trouvent sur le quai de la station « La Bastille » de métro, sur la ligne 5, direction Bobigny. Si on reste dans le métro, changement de ligne, pour la n°1 (la Défense-Vincennes), on découvrira toujours sur la station « La Bastille » une magnifique fresque murale en céramique sur la Révolution française. Quelques figures en relief. Fresque particulièrement animée et colorée. Et puis le pont de la Concorde qui est fait avec les pierres de la Bastille ! Les touristes s’y promènent sans se rendre compte qu’ils marchent sur les vestiges de la vieille forteresse.
Génie de la Liberté
Malgré les morts, il y a eu au début, dans la chute de la Bastille, ce symbole de la tyrannie, encore un côté festif dans l’action, une joie immense de la conquête de la liberté. C’est le peuple et la rue qui vont maintenant occuper le devant de la scène ; beaucoup de Parisiens sont désormais armés et le meurtre « patriotique » est pardonné. Avec ce symbole à la fois terrible et dérisoire, c’est la France d’Ancien Régime qui vient d’être touchée à mort. Le 14 juillet 1890, le premier après la prise de la Bastille, c’est la fête de la Fédération : 30 000 personnes se massent sur la place de la Bastille. En 1791, le cercueil de Voltaire, en route pour le Panthéon, y a été déposé. En août 1793, de grandes fêtes sont célébrées sur la place, programmées par le peintre David34 : on y érige une fontaine en même temps qu’une statue de la Liberté place de la Révolution – l’actuelle place de la Concorde. En juin 1794, on y a installé la guillotine35. Devant les protestations des habitants du faubourg Saint-Antoine, elle déménage au bout de trois jours place du Trône renversé (ancienne place du Trône).36 En 1880, la IIIe République décrétera que le 14 juillet, date anniversaire de la prise de la Bastille, sera le jour de la fête nationale.
Aujourd’hui, le 14 juillet a gardé son aspect officiel, notamment avec les défilés militaires aux rythmes de l’hymne national La Marseillaise37 de Rouget de l’Isle. À Paris, les armées se présentent devant le chef de l’Etat sur les Champs-Elysées.
Mais, partout en France, les bals, illuminations et feux d’artifice lui apportent un côté convivial et familial.
Quant à la colonne de Juillet, symbole de la prise de la Bastille, elle sera érigée à la mémoire des combattants tombés plus tard, en juillet 1830, témoigne l’inscription gravée sur son fût de bronze. La colonne est surmontée du Génie de la Liberté. Oui, il faut avouer que la Colonne de Juillet n’a pas enthousiasmé les Parisiens de l’époque. Il suffit pour s’en convaincre, de relire ce qu’en dit Victor Hugo dans Les Misérables : « L’espèce de poêle gigantesque orné de son tuyau qui a remplacé la sombre forteresse à neuf tours, à peu près comme la bourgeoisie remplace la féodalité. Il est tout simple qu’un poêle soit le symbole d’une époque dont une marmite38 contient la puissance ». On ne peut guère être plus méprisant, à la fois, envers le monument et envers une révolution qui n’a fait que remplacer le pouvoir aristocratique par le pouvoir de « la marmite » où bout la bonne soupe de la bourgeoisie d’affaires. Quant au Génie de la Liberté, on ne l’apprécie pas beaucoup non plus. Voilà comment le décrit l’écrivain Jean Markale : « Son aspect frêle et sa danse quelque peu ridicule ont provoqué bien des commentaires ironiques : n’a-t-on pas affirmé que ce Génie de la Liberté était bien à l’image de la France où la Liberté était toujours prête à s’envoler ? »39
(La publication est préparée par Alla CHEÏNINA.)
1 Saluer par des cris de joie.
2 C’est le troisième ordre (après le clergé et la noblesse) qui constitue le troisième ordre de la société d’Ancien Régime et est composé de tous ceux qui ne sont ni nobles ni ecclésiastiques. Il représente 98% de la population française.
3 Soulèvement populaire souvent spontané et mal organisé.
4 Futur roi Charles X.
5 La reine Marie-Antoinette.
6 Ministre de Louis XVI populaire par son esprit réformateur.
7 Bruit, nouvelles qui se répandent dans le public.
8 Association de ceux qui complotent, intriguent, conspirent.
9 Détruire, dissocier.
10 Lucie-Simplice-Camille-Benoît Desmoulins, (né en 1760 et mort guillotiné à Paris le 17 Germinal an II (5 avril 1794)), un avocat, un journaliste et un révolutionnaire français, meilleur ami de Robespierre.
11 Sonnerie de cloche répétée et prolongée, pour donner l’alarme.
12 Le massacre de la Saint-Barthélemy est le massacre des protestants perpétré par les catholiques, à Paris, le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy.
13 Insigne, souvent rond qu’on portait sur la coiffure. À l’origine, c’est la marque des gardes nationaux de Paris.
14 Porte qui fermait l’entré d’une ville.
15 Grande quantité de gens.
16 Vident.
17 Jean Sylvain Bailly ( né en 1736 à Paris et mort guillotiné en 1793 à Paris), un mathématicien, astronome, littérateur et homme politique français.
18 Se précipiter avec violence.
19 Se faire tuer par les balles de font qu’on utilisait dans les canons.
20 Arme pointue qui s’ajuste au canon du fusil et que l’on peut retirer à la volonté.
21 Personnes qui fabriquent des faux billets de banque, qui imitent une signature.
22 Demi-sommeil.
23 Titre qu’on donne au Roi quand on s’adresse à lui.
24 Le fait d’échapper à la mort, au danger, de garder un état heureux, prospère.
25 Punition.
26 Marie-Joseph Paul Yves Roch Gilbert du Motier, marquis de la Fayette ( 1757-1834), est un général et un homme politique français et américain, héros de la guerre d’indépendance américaine et personnalité de la Révolution française.
27 Le Te Deum est une hymne chrétienne, titre abrégé de l’expression latine Te Deum laudamus (Dieu, nous te louons).
28 Futur roi Louis XVIII.
29 Henri IV, né Henri de Bourbon (1553 à Pau – 1610), roi de Navarre, puis roi de France (1589-1610), premier souverain français de la branche dite de Bourbon de la dynastie capétienne.
30 La cocarde tricolore associe le blanc, couleur du Roi et les couleurs de la ville de Paris le bleu et rouge, apparaît dès 1789. Elle symbolise la réconciliation du Roi et de la ville de Paris. Le bleu symbolise la justice et la loyauté, le blanc – l’espérance, la pureté et la charité, le rouge – la vaillance. Pour les révolutionnaires, la cocarde tricolore devient l’insigne du patriotisme et les trois couleurs s’étalent bientôt sur les étendards des armées de la République, d’abord horizontalement, puis verticalement.
31 Voltaire, Rousseau, Choderlos de Laclos, Beaumarchais, Mercier, La Bretonne
32 Remplie jusqu’à la gorge.
33 Se dit du bois rongé, mangé par les vers.
34 Jacques- Louis David, peintre français ( 1748-1825), considéré comme le chef de file de l’École néoclassique dont il incarne le style pictural et l’option intellectuelle.
35 Mise au par le docteur Guillotin, cette machine à décapiter, adoptée en 1792 par la Législative, vise à uniformiser l’application de la peine capitale. Elle restera légalement en service jusqu’en 1981 quand sera abolie la peine de mort. Sous la Révolution, on dénombre officiellement 16 594 exécutions, auxquelles il faudrait ajouter les victimes des répressions dans les villes de province, celle des massacres de septembre ou encore les noyés de Nantes et les victimes de Vendée.
36 Sur cet espace avait été installé un trône le 26 juillet 1660 pour l’entrée solennelle dans Paris de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche, revenant de Saint-Jean-de-Luz après leur mariage. D’où son premier nom de place du Trône. Elle fut rebaptisée place du Trône- Renversé après le 10 août 1792.Aujourd’hui place de la Nation.
37 Chant composé pour l’armée du Rhin en avril 1792 par Rouget de Lisle. Appelé à l’origine Chant de guerre pour l’armée de Rhin, La Marseillaise tient son nom des bataillons fédérés de Marseille qui sont les premiers à la diffuser à Paris en juillet 1792. Elle devient l’hymne national en 1795, puis en 1879.
38 Pot muni d’un couvercle où on fait bouillir l’eau, cuire les aliments.
39 « Histoire de la France secrète »