Les Routes de l’Histoire
Un Juif français d'origine russe
Réfugié politique en 1909, Jacques Biélinky est naturalisé français en 1927. Son journal reflète l’état d’esprit des Juifs d’origine étrangère durant l’Occupation, déchirés entre leur amour pour la France et la prise de conscience que la terreur nazie et les lois de Vichy n’en font plus une terre d’asile. Il mourra à Sobibor, camp d’extermination en Pologne, en 1943, à 62 ans. En voilà des extraits de son journal.
2 juin 1942
Groupe d’enfants à Auschwitz, en janvier 1945,
juste après la libération
Source : Le Point
Aujourd’hui je me suis rendu au commissariat de police de mon quartier recevoir « l’étoile juive », c’est un morceau d’étoffe jaune avec Magen David1 et le mot « Juif » tracé dedans. Le secrétaire du commissaire, ayant découpé un ticket dans ma carte de textile, m’a fait signer dans un livre et m’a remis trois exemplaires de l’insigne, en m’avisant qu’il faut la porter à partir du lundi prochain.
6 juin 1942
Rue Mouffetard j’ai rencontré un jeune homme élégant, type d’étudiant, qui passait avec son « étoile juive » sur la poitrine. Personne ne lui adressait aucune parole, ni bonne ni mauvaise.
Dans un des services de la Caisse des dépôts et consignations, tous les employés (environ soixante-quinze), par solidarité avec une employée juive congédiée, sont sortis dehors décorés d’insignes confectionnés selon le « modèle officiel » en papier jaune.
8 juin 1942
Le matin, première sortie avec mon insigne juif : dans la rue personne ne fait attention à ma décoration, au bureau de tabac, chez la marchande de journaux, non plus. Une voisine, rencontrée au retour, me dit bonjour aimablement comme toujours.
Seconde sortie : à la boulangerie la patronne très aimable me causait sans avoir l’air de remarquer l’étoile. À la queue au lait toutes les connaissances me saluent aimablement et on cause comme d’habitude. Nul regard hostile, on bavarde cordialement. J’ai déjà rencontré deux Juifs et une jeune fille juive, que je ne connais pas.
Troisième sortie : au métro personne ne me dit rien. Dans le IVe arrondissement les rues sont pleines de « décorés », beaucoup d’enfants qui jouent dehors portent la décoration.
14 juillet 1942
Cette fête nationale a commencé à une heure du matin par une alerte qui a duré une heure. Mais il n’y avait pas de bombardements ni de bruits d’avions. Journée triste sans événements.
15 juillet 1942
Un nouvel avis2 s’occupe des Juifs : il leur est interdit de fréquenter les restaurants, cafés, théâtres, concerts, music-halls, piscines, plages, musées, bibliothèques, expositions, châteaux, monuments historiques, manifestations sportives, champ de courses, parcs, campings et même cabines téléphoniques, foires, etc.
Il paraît que les Juives et les Juifs de 18 à 45 ans seront arrêtés pour être envoyés aux travaux forcés en Allemagne.
16 juillet 1942
Arrestations massives des Juifs à Paris.
17 juillet 1942
Les arrestations continuent, le Vel-d’hiv, le cirque d’hiver, les garages sont transformés en prisons provisoires. Des enfants sont séparés de leurs parents, des suicides, des scènes atroces. Il s’agit de déportations en masse, rapidement exécutées. On en parle partout.
18 juillet 1942
Les survivants d’Auschwitz et les soldats soviétiques
Source : Les Collections de l’Histoire
Encore un avis contre les Juifs. Le voici ci-joint. L’heure autorisée au Juifs de fréquenter les boutiques (de trois à quatre heures) signifie qu’ils pourraient bien mourir de faim, car précisément la majorité des magasins d’alimentation est fermée à cette heure-ci.
19 juillet 1942
Au Vel-d’hiv sont entassés3 quinze mille Juifs arrêtés (hommes, femmes, enfants) qui couchent par terre et ne sont pas nourris. Il y a déjà plusieurs morts, car il pleut et il fait froid. À l’asile4 de la rue Lamarck5 on entasse les enfants des familles arrêtées. Personne ne sait où va-t-on diriger les arrêtés. La panique règne dans la population juive et les suicides deviennent fréquents. Le nombre d’arrêtés dépasse vingt mille, paraît-il.
20 juillet 1942
Le nombre d’arrêtés dépasse trente mille dont quinze mille sont entassés au Vel-d’hiv.
23 juillet 1942
Les Juifs n’osent plus faire la queue devant les marchands de quatre-saisons6, heureusement qu’ils trouvent beaucoup de personnes complaisantes7 dans la population française. D’ailleurs il est impossible d’empêcher la ménagère française d’acheter pour son voisin juif. Comment savoir que telle ménagère se trouve à la queue non pour elle ?...
24 juillet 1942
De divers côtés on communique que les sympathies augmentent dans la population parisienne envers les Juifs.
(d’après Jacques BIÉLINKY,
Journal, (1940-1942) :
Un journaliste juif à Paris sous l’occupation,
Henry ROUSSO,
Vivre sous l’Occupation)
1 L’étoile de David.
2 Ordre ; avertissement ; indication.
3 Réunis dans un espace très étroit.
4 Etablissement d’assistance publique ou privée ; hospice.
5 À Montmartre.
6 Qui vend des fruits et des légumes et qui transporte son éventaire dans une petite voiture.
7 Bienveillantes.