Les Routes de l’Histoire
Alla CHEÏNINA
Catherine II de Russie et la France des Lumières
(Suite. Voir N°8, 9, 10, 12/2009)
Certaines idées n’ont pas de frontières et si les livres les transportent à travers les âges, ils le font aussi à travers l’espace. Au XVIIIe siècle, la Cour du roi de France était le lieu où se côtoyaient philosophie et frivolité. Paris était en quelque sorte la « ville des Lumières », le centre du monde cultivé, et tout ce qui se disait ou se faisait à la Cour alimentait les journaux, pamphlets, et autres écrits qui faisaient le plaisir des courtisans de la Cour du roi de France et des autres Cours d’Europe. Catherine II de Russie, Frédéric II de Prusse, Gustave III de Suède, Stanislas-Auguste de Pologne comptent parmi les lecteurs les plus prestigieux, et aussi les plus curieux de ce qui se passe à Paris.
Catherine II de Russie et Denis Diderot (1713-1784)
Catherine II de Russie (1729-1796) se passionnait pour le mouvement des Lumières, lisait Voltaire1, Montesquieu, Rousseau, Diderot. Ce dernier avait déjà une réputation bien établie. Son Encyclopédie, en collaboration avec d’Alembert, était bien avancée et lui avait déjà causé beaucoup de soucis (en 1759, le roi Louis XV ordonne la destruction par le feu des sept volumes publiés et le pape met l’Encyclopédie à l’index2). Alors Diderot se met à écrire pour la revue Correspondance littéraire. Il y fait le compte-rendu des Salons bisannuels de l’Académie de peinture pendant plus de vingt ans, jusqu’en 1781, sauf pour cause de maladie et de voyages. Avec le temps, Diderot prend la place de critique d’art le plus éminent, ce qui n’empêche pas que le « père de la critique d’art » ait aussi des problèmes d’argent. La proposition que lui fait, en 1765, Catherine II de Russie, une de ses admiratrices, le sort de l’embarras3. Pour soutenir son travail philosophique, elle lui achète en 1762, sa bibliothèque en viager4, tout en lui laissant la jouissance jusqu’à sa mort. Heureux Diderot ! Reconnaissant, il vient rendre visite à la Grande Catherine en 1773. C’est ainsi qu’actuellement, la Bibliothèque nationale de Russie possède une collection unique de livres et manuscrits ayant appartenu à Diderot.
De plus Catherine II était grande amatrice d’art. Il n’y avait jusqu’alors pratiquement aucun tableau de peintres européens dans les palais des Tsars. Elle a chargé ses correspondants favoris, dont Diderot, de lui trouver ce qu’il y avait de mieux sur le marché. Ils achètent pour elle toutes les grandes collections disponibles. En 1764, les premiers achats commencent et en 1785, l’impératrice détient 2685 toiles dont des Raphaël, Poussin, Van Dyck, Rembrandt, Rubens et les favoris de Diderot, présentés dans ses Salons : Chardin, Vernet, Houdon.
Catherine II et François-Marie Arouet, dit Voltaire (1694–1778)
La bibliothèque de Voltaire
Quant à Voltaire, il n’est jamais allé à Saint-Pétersbourg mais à sa mort, Catherine II a donné à son agent en France, le baron Grimm, l’ordre d’acheter la bibliothèque du philosophe auprès de sa nièce, son héritière. En effet, l’impératrice estimait que Voltaire avait été injustement maltraité à la fin de sa vie et que son exil avait été parfaitement injuste.
Symbole des Lumières, chef de file du parti philosophique, le nom de Voltaire est attaché à son combat contre « l’infâme » (il invente en 1759 le slogan « Écrasons l’infâme » par lequel il termine ses lettres à ses intimes), nom qu’il donne au fanatisme religieux. Il n’en finit pas de dresser la liste des malheurs et des crimes qu’il engendre, et, pour lui, il ne peut y avoir de progrès de l’humanité et de la civilisation sans tolérance. Dans ce contexte, son grand ennemi est la religion chrétienne et l’Église catholique de son temps. Ses adversaires l’accuseront de détruire les bases de la religion et par là même de la monarchie et de favoriser la corruption des mœurs. À près de 70 ans, exilé loin de Paris dans son château de Ferney, Voltaire, ce « don Quichotte des malheureux », prend, seul, la défense des victimes de l’intolérance religieuse et de l’arbitraire dans des affaires qu’il a rendues célèbres, dont celle du chevalier de La Barre5 (aujourd’hui, on peut voir une statue de cette victime de 21 ans de l’intolérance religieuse. Vous savez où ? À Paris, face à la cathédrale du Sacré-Cœur, sur la colline de Montmartre), et met son immense notoriété auprès des élites éclairées de l’Europe des Lumières à leur service. On comprend mieux donc pourquoi la tzarine russe voulait lui rendre tous les honneurs dus à son rang au panthéon des Lumières.
La bibliothèque de Voltaire a été donc mise en caisses et gardée jusqu’à ce que la Baltique soit navigable. En mai 1779, quelques mois après la mort du philosophe, sa bibliothèque a pris la route de Lübeck où l’attendait un bateau russe spécialement envoyé. En août, les livres ont été installés dans la bibliothèque particulière de l’impératrice qui a pris l’habitude de s’en servir.
Composée de 6 814 volumes, une seule chose y manquait : la correspondance de Voltaire et de Catherine II. Elle avait été volée par l’éditeur Charles-Joseph Panckoucke avec la participation de Beaumarchais avant l’envoi ! (Ah ! ce Beaumarchais, plus habile que son fameux personnage : Figaro, le barbier.)
Une bibliothèque particulière
Jean Siméon
CHARDIN (1699-1779),
Le Château de cartes
À la mort de la Tzarine, la bibliothèque est restée intacte. Seulement, ses successeurs pensaient que Voltaire n’y était pas pour rien et la bibliothèque a été fermée par Nicolas Ier (1796-1855). À la fin du siècle, on a pris conscience que si les ouvrages de la bibliothèque étaient de grande valeur, leur choix et leurs annotations étaient un sujet d’études tout à fait passionnant. Non seulement, ce fond est la seule bibliothèque complète du siècle des Lumières mais c’est aussi une source sans comparaison pour analyser le travail de son auteur : Voltaire avait pris l’habitude d’annoter les différentes éditions de ses œuvres, de les enrichir et de les commenter. Par ailleurs, et c’est un point central, Voltaire avait annoté aussi de nombreux passages des œuvres de ses contemporains. Ainsi, des notes sur des passages de Rousseau ont permis aux chercheurs de mesurer les influences que celui-ci avait eues sur la pensée de Voltaire.
La bibliothèque, dont 2 000 ouvrages sont annotés de la main du philosophe, a passionné les chercheurs de la Russie impériale mais aussi soviétique. C’est dans les années 1930 qu’on a édité le catalogue des œuvres composant le fond Voltaire. Ce travail de catalogue permet de cerner les intérêts de l’auteur : quelques ouvrages sur l’histoire de France, des ouvrages de droit et de philosophie ou un important fond russe, passionnant parce que Voltaire a été l’un des premiers à diffuser en Europe occidentale l’image de la Russie de Pierre le Grand : une histoire séculaire, une religion originale, une pensée philosophique développée, une architecture flamboyante ...
Un objet toujours étudié
Claude Joseph VERNET (1714-89),
Paysage de ruines
Il ne faut pas croire que cette bibliothèque ait fini de révéler tous ses secrets ; on retrouve régulièrement des ouvrages en anglais ou en italien lui appartenant et étant dispersés dans d’autres collections russes. Aujourd’hui, les chercheurs continuent à éditer les notes que le philosophe prenait sur ses lectures. En 2003, dans le cadre de la célébration du tricentenaire de Saint-Pétersbourg, la bibliothèque de Voltaire installée dans deux nouvelles salles restaurées de la Bibliothèque nationale de Russie a été inaugurée. Le ministère des Affaires étrangères de France, à travers son ambassade, poursuit sa coopération avec la Bibliothèque nationale de Russie en vue de la création d’un Centre européen des Lumières autour de la bibliothèque de Voltaire, achetée par la tsarine russe. Toujours en 2003, l’Institut français de Saint-Pétersbourg a organisé un colloque franco-russe portant sur trois cents ans de relations entre la France et la Russie à travers trois siècles de liens avec Saint-Pétersbourg. Une statue en bronze de Voltaire, copie de celle de Houdon conservée au musée de l’Ermitage, accueille désormais les visiteurs. L’accès à la salle abritant la bibliothèque de Voltaire se fait par l’ancienne entrée de la bibliothèque impériale, située juste en face de la statue de Catherine II. Un séminaire consacré à Voltaire s’est tenu dans le cadre du colloque accompagnant l’inauguration de l’exposition « Présences françaises ».
Le futur tsar Paul Ier en visite chez Louis XVI
Jean-Antoine
HOUDON (1741-1828),
Voltaire assis (copie)
En mai 1782, le futur tsar Paul Ier séjourne en France avec son épouse la grande-duchesse Maria Féodorovna. Le fils de la Grande Catherine est motivé tant pour le plaisir de voyager que par des considérations diplomatiques. Par cette visite, le tsarévitch Paul perpétue une tradition déjà ancienne de bonnes relations franco-russes. Mais il est aussi chargé par sa mère d’une mission diplomatique. Car la tsarine veut s’assurer que Louis XVI lui laissera les mains libres si elle s’attaque à l’Empire ottoman6. Si le roi de France veut bien jouer à l’hôte parfait, il n’en a pas moins l’intention de résister à l’expansionnisme de la très puissante tsarine de toutes les Russies. Mais, pour l’instant, les préoccupations demeurent plus mondaines que politiques. Le futur tsar Paul Ier pénètre à Versailles avec les intentions les plus courtoises. « Combien je suis heureux, Sire, de voir Votre Majesté ! », dit-il à Louis XVI en s’inclinant bas devant lui. « C’était le principal but de mon voyage en France. L’Impératrice, ma mère, m’enviera ce bonheur, car en cela comme en toutes choses, nos sentiments sont les mêmes ». Le ton est donné. Il va rester d’une politesse exquise pendant tout le séjour du grand-duc et de la grande-duchesse Maria Féodorovna, née princesse Sophie de Wurtemberg. Il y a aussi des fêtes organisées par Marie-Antoinette pour le couple princier, il y a les promenades dans le parc de Versailles. Marie-Antoinette met un point d’honneur à prodiguer son hospitalité à « ces Nord », comme elle se plaît à appeler le grand-duc et la grande-duchesse. Car le tsarévitch et son épouse voyagent incognito, sous le nom – qui ne trompe personne – du comte et de la comtesse du Nord. Après Versailles, les « Nord » font un passage « touristique » à Paris et dans les provinces. À la Sorbonne, devant le buste du cardinal Richelieu, le tsarévitch évoque le souhait de son arrière-grand-père, Pierre Ier le Grand. Celui-ci avait une telle ambition pour les talents de l’illustre homme d’État qu’il se disait prêt à lui offrir la moitié de son empire pour qu’il lui apprenne à gouverner. À Chantilly, le tsarévitch reçoit un accueil royal chez le prince de Condé7, auquel il confie : « Je changerais tout ce que je possède pour votre beau Chantilly8 ». Puis les visiteurs partent à la découverte du royaume. Après la vallée et les châteaux de la Loire, ils se rendent en Bretagne, puis en Normandie et en Artois9. Partout on leur réserve un accueil chaleureux. C’est dans un des villages, que Maria Féodorovna a ce mot délicieux et révélateur de sa lassitude : « Ah ! Que je voudrais être une bonne paysanne normande et vivre avec le grand duc dans une chaumière ! »
Le futur tsar Paul Ier, à l’époque de sa visite à Louis XVI, n’est pas encore sous l’emprise des graves troubles nerveux qui font le faire surnommer « le fou couronné ». En vieillissant, malgré une éducation conforme à sa naissance et ses efforts constants pour maîtriser un caractère emporté et orgueilleux, il ne parvient pas toujours à garder l’image d’un prince équilibré. Paul Ier monte sur le trône en 1796. Dès lors, il manifeste une tendance de plus en plus accusée à la violence et à la paranoïa. Il est un souverain colérique, instable mentalement et sujet à crises de mélancolie. L’arrière-petit-fils de Pierre le Grand et le fils de la Grande Catherine, les deux immenses souverains russes, ne laissera pas un souvenir mémorable dans l’histoire de son pays. Après avoir régné quatre ans sur la Russie, il meurt tragiquement, assassiné, en 1801.
(d’après les sites Internet,
La Vie des Rois Bourbons, éditions Atlas)
1 La tzarine a longtemps entretenu une correspondance avec Voltaire (1694-1778).
2 Mettre à l’index = condamner.
3 La difficulté, l’empêchement, l’ennui, le souci, le tracas.
4 Cela veut dire, que Diderot avait le droit de bénéficier de sa bibliothèque toute sa vie, ce n’est qu’après le décès du philosophe que la tsarine pouvait la récupérer.
5 François– Jean Lefebvre, chevalier de La Barre, dit le chevalier de La Barre (né en 1745 et exécuté le1er juillet 1766). Le procès et l’exécution du chevalier de La Barre (il est condamné, à subir la torture ordinaire et extraordinaire pour dénoncer ses complices, à avoir le poing et la langue coupés, à être décapité et brûlé avec l’exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire) a été une des causes célèbres défendues par les philosophes des Lumières. Il est considéré comme une victime de l’intolérance religieuse de cette époque.
6 Empire turc, qui a existé de 1299 à 1922 (soit 623 ans). Il a laissé la place à la République de Turquie.
7 Princes de Condé – branche de la maison de Bourbon. Louis Joseph, prince de Condé, fils de Louis Henri, duc de Bourbon, et 4ème descendant du Grand Condé, né en 1736, a servi avec distinction dans la guerre de Sept ans. Lors de la Révolution, il a été un des premiers à quitter la France et a formé dès 1789, sur les bords du Rhin, cette armée d’émigrés connue sous le nom d’armée de Condé. Après avoir perdu la guerre contre les révolutionnaires, le prince a été obligé de congédier son armée et s’est retiré en Angleterre. Il n’est rentré en France qu’à la Restauration et a reçu de Louis XVIII les titres de grand maître de la maison du roi et de colonel général de l’infanterie. Il est mort à Chantilly en 1818, à 82 ans. C’est lui qui avait fait construire le Palais-Bourbon (qui accueille aujourd’hui l’Assemblée nationale, à Paris).
8 À consulter le site : http://www.chateaudechantilly.com/chateauchantilly/fr/index.html.
9 L’Artois est une province historique de l’Ancien Régime, ayant pour capitale Arras, et qui forme aujourd’hui la plus grande partie du Pas-de-Calais. Les habitants de l’Artois sont des Artésiens.
10 Petite maison rustique et pauvre couverte de chaume, de paille.