Arts et culture
Alphonse DAUDET
Lettres de mon Moulin
(extrait)
(Suite. Voir N° 4, 7, 8, 10, 11, 13, 14, 16, 20/2008)
Les deux auberges
C’est en revenant de Nîmes, un après-midi de juillet. Il fait très chaud. Je marche sur la route blanche, sous un soleil terrible. Pas d’ombre, pas de vent. Seulement les cris des cigales.
Je marche depuis deux heures, quand tout à coup j’aperçois quelques maisons blanches. C’est le village de Saint-Vincent. Cinq ou six mas, pas plus, et, tout au bout du village, deux grandes auberges qui se regardent face à face, de chaque côté de la route.
Ces deux auberges sont surprenantes. D’un côté, une grande maison neuve, pleine de vie et de bruit. À l’extérieur, des voitures, des chevaux, des voyageurs qui re reposent à l’ombre. À l’intérieur, des cris, des jeux, le bruit des verres et des bouteilles et, surtout, au milieu de tout cela, la voix joyeuse et forte d’un homme qui chante :
La belle Margoton
Ce matin s’est levée,
A pris son seau d’argent,
À l’eau s’en est allée
L’auberge d’en face, au contraire, est silencieuse et semble abandonnée. De l’herbe devant la porte, des volets cassés… Tout a l’air pauvre et triste. J’ai presque les larmes aux yeux. Je décide de m’arrêter là pour boire un coup.
En entrant, je trouve une longue salle déserte, avec trois grandes fenêtres sans rideaux, quelques tables recouvertes de poussière et partout, sur les fenêtres, sur le plafond, sur les tables, dans les verres, des mouches, des milliers de mouches qui font un bruit terrible.
Au fond de la salle, il y a une femme qui regarde par la fenêtre. Je l’appelle deux fois :
– Madame !… Hé, madame !
Elle se retourne lentement. Je vois un pauvre visage de paysanne, couleur de terre. Pourtant, ce n’est pas une vieille femme ; mais c’est une femme qui a beaucoup pleuré.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– M’asseoir un moment et boire quelque chose…
Elle me regarde très étonnée, sans bouger de sa place.
Je demande :
– Ce n’est pas une auberge, ici ?
– Si… c’est une auberge… si vous voulez… Mais pourquoi n’allez-vous pas en face comme les autres ? C’est beaucoup plus gai…
– C’est trop gai pour moi… J’aime mieux rester chez vous.
Et, sans attendre sa réponse, je m’assois. Alors, elle comprend que j’ai vraiment envie de rester et elle commence à me préparer quelque chose.
Mais ce voyageur à servir, c’est un véritable événement ! La pauvre femme va et vient d’une pièce à l’autre, ouvre des tiroirs, ferme des placards, lave des verres, des assiettes, chasse les mouches…
Après un quart d’heurе de cette activité, elle pose devant moi une assiette pleine de raisins secs, un morceau de pain dur et une bouteille de mauvais vin.
Je bois et j’essaie de la faire parler.
– Vous n’avez pas beaucoup de clients, n’est-ce pas, ma pauvre femme ?
– Oh, non ! monsieur, personne ne vient jamais ici… Quand nous étions la seule auberge dans le village, c’était différent. Nous avions du monde toute l’année. Mais depuis que les voisins sont arrivés, nous avons tout perdu. Les gens aiment mieux aller en face. Ils trouvent que chez nous c’est triste… Ils ont raison. La maison n’est pas agréable. Je ne suis pas belle, je suis malade, mes deux petites filles sont mortes… En face, au contraire, on rit tout le temps. La partonne est une Arlésienne, une belle femme qui porte des bijoux… Alors, elle a beaucoup de clients, elle est connue, elle a tous les jeunes des environs. Moi, je reste ici toute la journée, toute seule ; je n’attends plus rien.
Elle me parle, mais elle continue de regarder par la fenêtre, là-bas, en face, l’auberge de l’Arlésienne.
Tout à coup, de l’autre côté de la route, il y a un grand mouvement. Une voiture part. Des filles crient : « Adieu !… Adieu !… »
Et l’on entend la voix de l’homme qui recommence à chanter :
A pris son seau d’argent,
À l’eau s’en est allée :
Elle n’a vu venir
Trois chevaliers d’armée…
La femme se retourne vers moi. Elle tremble.
– Entendez-vous, me dit-elle, c’est mon mari… Il chante bien, n’est-ce pas ?
Je la regarde avec de grands yeux .
– Comment ? Votre mari ! Il va donc là-bas lui aussi ?
Alors, d’un air triste, mais avec une grande douceur, elle me répond :
– Qu’est-ce que vous voulez, monsieur, les hommes sont comme ça, ils n’aiment pas voir pleurer ; et moi, je pleure toujours depuis la mort de mes petites… Vous savez, c’est triste, cette grande maison vide… Alors, quand il s’ennuie trop, mon pauvre José va boire en face, et comme il a une belle voix, l’Arlésienne le fait chanter. Chut !… Il recommence.
Et debout devant la fenêtre, elle écoute en pleurant son José qui chante pour l’Arlésienne :
Le premier lui dit :
« Bonjour, belle mignonne ! »
VOCABULAIRE
cri (m) – крик
mas [ma :s] (m) – хутор, сельский дом (на юге Франции)
seau (m) d’argent – серебряное ведро
à l’eau – пó воду
désert, -e adj – пустынный
poussière (f) – пыль
verre (m) – стакан
bouger – двигаться
tiroir (m) – ящик
placard (m) – шкаф
raisin sec (m) – изюм
environs (m,pl) – окрестности
mignon, -ne – милашка
QUESTIONS
- Comment les deux auberges diffèrent-elles ?
- Décrivez chacune des deux femmes et leurs auberges.
- Quelle impression cette histoire a-t-elle produit sur vous ?
- Dans laquelle des deux auberges vous arrêteriez-vous ? Justifiez votre choix.
(La publication est préparée par Nadejda ROUBANIK.)