Les Routes de l’Histoire
Alla CHEÏNINA
L’abolition des privilèges1 (4-5 août 1789)
(Suite. Voir N°8, 9, 10, 12, 13, 14/2009)
« En une nuit, l’arbre fameux de la féodalité,
dont les rameaux s’élevaient jusqu’aux cieux,
dont les racines pénétraient jusqu’aux entrailles
de la terre, dont l’ombre couvrait toute la France,
a été renversé. »
Jules MICHELET
Le roi semble accepter les évènements, mais la Cour a peur. Dès que la prise de la Bastille est connue, les princes du sang prennent la route de l’exil. C’est le début de l’émigration2 de certaines familles nobles vers la Belgique, l’Italie ou l’Allemagne. L’agitation commencée par la Grande Peur3, une panique irrationnelle, qui laisse un terrible souvenir, a considérablement augmenté à la nouvelle de la prise de la Bastille. Les paysans incendient les châteaux et les abbayes. Là, ils déchirent les papiers, les carnets d’amendes4, les registres des redevances 5 seigneuriales afin d’effacer toute trace de leurs dettes. La prise de la Bastille a été un coup mortel pour le régime absolu, mais celui-ci, quoique condamné et agonisant, subsistait en fait et légalement. Et tandis que l’Assemblée constituante s’occupe, avec une lenteur désespérante, de rédiger cette Déclaration des droits de l’homme qui devrait réaliser les conquêtes du 14 juillet 1789, le peuple, avec une logique violente, jouit déjà de sa victoire, refuse le paiement des antiques et absurdes impôts et exige la suppression des privilèges. Dans cet intervalle entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau, c’est l’anarchie qui règne. Dans ce climat du chaos total se passe la séance du 3 août 1789, à l’Assemblée nationale, occupée par un vif débat sur les moyens de rappeler le peuple à la patience, au respect de l’ordre. La séance du 4 août s’ouvre à huit heures du soir. Elle est consacrée à la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme. « La séance du soir, écrit la gazette Le Courier de Provence, était attendue avec impatience. Les opposants à la Déclaration apportaient à ce combat de nouvelles armes, en faisant sentir que le patriotisme commandait de grands sacrifices 6 et qu’au lieu de vaines formules, bientôt méprisées par le peuple, il fallait porter des offrandes 7 sur l’autel 8de la paix. »
En effet, certains aristocrates, c’est-à-dire, privilégiés proposent de donner un grand exemple de générosité et de bonne foi en renonçant à tous leurs droits féodaux. Il faut comparer les différents journaux qui paraissent le 5 août 1789, pour ressaisir avec exactitude l’état d’esprit des élus du peuple et le caractère de leur enthousiasme dans cette scène si française.
Écoutons donc les journaux révolutionnaires qui donnent la mesure exacte de l’opinion moyenne : « Il s’est passé aujourd’hui, après dîner, dit Le Patriote français, l’événement le plus inattendu et la scène la plus touchante. M. le vicomte de Pinailles a fait une motion 9 sur l’abandon des privilèges, sur l’égale répartition des impôts et sur le rachat des droits féodaux. À l’instant, un sentiment généreux s’est emparé des âmes de tous les privilégiés et les a remplies d’enthousiasme... »
Le vicomte de Noailles monte sur la tribune et enflamme l’assistance en renonçant à ses privilèges. Il dit : « Les corvées seigneuriales, les mainmortes 10 et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat. » « Les paroles de Noailles, écrit Le Courrier de Versailles à Paris, excitèrent un tel enthousiasme dans les galeries qu’une des personnes qui étaient présentes lui adressa sur-le-champ un quatrain 11 qu’il répéta assez haut pour que tous ceux qui l’environnaient l’entendissent. Je ne me rappelle que les deux derniers vers :
Armand Désiré de Vignerot
du Plessis de Richelieu, duc d’Aiguillon (1761-1800)
Un monstre nous restait : la Féodalité...
Abattu par Noailles, il hurle, tombe, expire. »
Le duc d’Aiguillon monte ensuite à la tribune. Il a écrit son discours. Mais avant de le lire, il prononce ces quelques mots qu’on peut lire dans le journal intitulé Versailles et Paris : « Messieurs, je comptais faire ce qu’a fait M. le vicomte de Noailles ; il a prévenu ma démarche, j’ose croire qu’il n’a pas prévenu mes sentiments ni mon cœur. Je suis bien loin d’en être jaloux : je le remercie au contraire d’avoir été mon fidèle interprète. »
Aussi Noailles est-il le héros de cette séance. Tous sont d’accord avec lui. Un immense enthousiasme s’empare de l’assistance. Les orateurs se succèdent, avançant pêle-mêle de nouvelles propositions : abolition du droit de chasse, libération des Noirs, accès de tous les Français aux fonctions publiques, etc. Ivres de sacrifices, les députés se félicitent et s’embrassent en pleurant. C’est dans ce climat qu’au cours de la séance de la nuit du 4 au 5 août, l’Assemblée constituante déclare, dans l’enthousiasme général, l’abolition des privilèges. Mais les sacrifices consentis dans la nuit du 4 août ont besoin de recevoir une formule méditée : on en a ajourné la rédaction, mais on a décidé d’insérer tout de suite au procès-verbal une liste abrégée des renonciations consenties et des destructions faites. Voici un extrait de cette liste, d’après le procès-verbal officiel :
Médaille commémorative
de la nuit du 4 août 1789
« – Abolition de la qualité de serf et de la mainmorte, sous quelque dénomination qu’elle existe...
– Abolition de tous privilèges et immunités pécuniaires 12.
– Égalité des impôts, de quelque espèce que ce soit, à compter du commencement de l’année 1789, suivant ce qui sera réglé par les assemblées provinciales.
– Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires.
– Abandon du privilège particulier des provinces et des villes.
– Abandon des privilèges de plusieurs villes, Paris, Lyon, Bordeaux, etc.
– Une médaille frappée pour éterniser la mémoire de ce jour.
– Un Te Deum 13solennel et l’Assemblée nationale en députation auprès du Roi, pour lui porter l’hommage de l’Assemblée, et le titre de Restaurateur de la liberté française, avec prière d’assister personnellement au Te Deum. »
L’on se séparera aux cris de « Vive le Roi, restaurateur de la liberté française ! ».
Louis Marc Antoine de Noailles, vicomte de Noailles (1756-1804)
Un des gazetiers termine ainsi son compte rendu de la séance : « On s’est quitté à une heure du matin, le cœur serré de joie. En sortant de l’assemblée, je rencontrai un bon curé qui, tout chaud encore de ce qu’il venait d’entendre, me dit : “Monsieur, voici deux grands coups en peu de temps ; dans quatre heures, on a pris la Bastille du faubourg Saint-Antoine ; et nous, dans une demi-nuit, nous avons abattu la Bastille de l’égoïsme ; et, ma foi, a-t-il ajouté, je ne sais laquelle des deux victoires était la plus difficile à remporter”. »
On lit ainsi dans Le Patriote français : « On ne peut se faire une juste idée de l’enthousiasme généreux dont tous les cœurs étaient embrasés. Les traits de générosité et de patriotisme se pressaient, pour ainsi dire, et se multipliaient avec une rapidité qui permettait à peine de les suivre. On entendait de toutes parts : Nous sommes tous frères, tous amis, tous égaux : les emplois civils et militaires doivent être accessibles à tous sans distinction. »
C’est après coup, c’est de longues années plus tard, que, dégoûtés de leur libéralisme de 1789, ces nobles vont rougir de leur générosité ou la regretteront. Mais cette nuit-là, tous les députés comprennent bien : la vieille France s’est effondrée, même s’il est fort difficile de faire passer dans les textes de loi des décisions prises dans l’enthousiasme. Les problèmes sont trop complexes. Cependant, un grand pas est accompli. La Nuit du 4 août sera restée dans les mémoires comme celle de l’abolition des privilèges. En quelques heures, l’Assemblée constituante abolit le régime féodal pendant que la noblesse et le clergé renoncent à leurs privilèges de naissance. Les fondements de l’Ancien Régime sont balayés à jamais.
Te Deum
Il n’y a que le roi, malgré le Te Deum chanté à Versailles, qui a du mal à accueillir ces projets jetant à bas le vieil édifice féodal et risquant de bouleverser l’économie du royaume.
C’était une révolution de jeunes et de Parisiens !
La moyenne d’âge des principaux acteurs de la Révolution française était de 30 ans. La moyenne d’âge des députés siégeant dans les assemblées nationales était de 34 ans. La Révolution française a été donc portée par des jeunes.
Une réalité politique qui reflétait aussi une réalité démographique et qui explique que certaines figures de la Révolution n’ont pas pu accéder à des postes dans la représentation nationale. Une révolution essentiellement « parisienne » aussi, puisque le mouvement de révolte, né et développé dans la capitale, a entraîné non sans mal ni réactions l’ensemble des provinces françaises.
Elle était soutenue par la franc-maçonnerie.
Née en Angleterre, la franc-maçonnerie se répand en France, sous le patronage de grands seigneurs qui acclimatent peu à peu les idées libérales d’outre-Manche. Elle trouve de nombreux adeptes dans le clergé. La bourgeoisie y entre à flots, heureuse d’y coudoyer des aristocrates cultivés puisque les rangs sociaux y sont confondus et qu’un mince avocat peut y traiter en « frère » un duc et pair. Il en naît un engouement irrésistible et contagieux pour l’égalité.
Au début de la Révolution, plus de 600 loges fonctionnent en France, dont 65 à Paris et 69 constituées dans les régiments. Elles joueront un rôle non négligeable dans l’avènement de la Révolution.
Assemblée nationale – abandon de tous les privilèges, dessin de Monnet
Les citoyens actifs et les citoyens passifs
L’Assemblée constituante édifie un régime des droits politiques, notamment le droit de vote. Maintenant tout Français est citoyen mais pour disposer du droit de vote il faut être « citoyen actif ». Pour être « citoyen actif », il faut avoir au moins 25 ans, résider dans la ville ou le canton depuis au moins une année, avoir prêté l’avènement civique et acquitté le paiement d’une contribution directe égale à trois jours de travail. Les « citoyens passifs » sont les femmes, les personnes en état d’accusation, les domestiques (ils sont exclus du droit de vote comme citoyens non indépendants).
1 Ordres, villes, corporations, métiers : les privilèges sont la loi ordinaire de l’Ancien Régime. Le 4 août 1789, l’Assemblée nationale, au nom de l’égalité de tous les Français, vote l’abolition des privilèges, au premier rang desquels les droits féodaux.
2 Mouvement de départ vers l’étranger qui, à partir du 14 juillet 1789, entraîne les nobles. Les premiers à partir sont le comte d’Artois, frère du roi et les Condés, ses cousins. Le chiffre global des émigrés serait de l’ordre du million.
3 Mouvement de panique qui se développe dans les campagnes durant l’été 1789. En réaction à des rumeurs de bandes de brigands qui ravageraient le pays au profit des aristocrates, les paysans s’arment et pillent les châteaux.
4 Sanction infligée par le seigneur.
5 Dettes.
6 Renoncement ou privation volontaire.
7 Offrir de bonne grâce ce que le peuple allait prendre de force.
8 Pour la cause.
9 Proposition faite dans une assemblée délibérante par un de ses membres.
10 Féod. Droit pour le seigneur de disposer des biens laissés par son vassal à sa mort.
11 Petit poème de quatre vers.
12 Qui a rapport à l’argent.
13 Le Te Deum est une hymne chrétienne, titre abrégé de l’expression latine Te Deum laudamus (Dieu, nous te louons).