Les Routes de l’Histoire
Igor CHTANEV
Le peuplement de la Nouvelle-France dans les années 1650-1700
La France du XVIe siècle s’intéresse aux terres nouvelles et en particulier à la colonisation du Canada, appelé à l’époque la Nouvelle-France. Les Français sont parmi les premiers explorateurs du Nouveau Monde. La fondation de la Nouvelle-France résulte principalement de visées politiques et militaires et de recherche de richesses naturelles.
Voir deux articles précédents sur la Nouvelle-France : NN°17, 21, 22/2008.
Louis XIV
Les historiens s’accordent pour diviser l’histoire de la Nouvelle-France en cinq grandes périodes :
1500-1600 : découvertes géographiques, les explorations du territoire, les tentatives d’ancrage ;
1600-1650 : ancrage sur le territoire : la fondation des ports, des villes, de la colonie ;
1650-1700 : assises : le peuplement de la colonie par la mise en place du nouveau système de gestion du pays ;
1700-1750 : expansion : semer des alliances, récolter un empire ;
1750- à aujourd’hui : fin … et suite : perdre la guerre contre les Britanniques, mais garder sa culture.
Nous parlerons ici de la période du peuplement actif de la colonie. En 1627, la Nouvelle-France ne comptait que 100 habitants. Quelle politique d’immigration fallait-il mettre en place pour répondre aux besoins du commerce dans le nouveau pays ? Nous allons faire le tour d’horizon de ces questions pour mieux comprendre comment en 50 ans, de 1650 à 1700, la Nouvelle-France est passée de la colonie au nouveau pays en faisant le premier pas dans la création de la nation : les Canadiens français.
Le changement dans la politique de la gestion
de la Nouvelle-France
En 1660, le jeune Louis XIV, qui n’a que 22 ans, prend place sur le trône de France. En 1663, il réunit la colonie à la Couronne et lui donne le statut de la province française. Le roi Soleil (surnom donné à Louis XIV), constatant l’échec du système des compagnies1, prend en main avec l’aide de son ministre de la Marine Jean-Baptiste Colbert, le développement de la Nouvelle-France, en créant une colonie royale. Ils instaurent de nouvelles mesures pour peupler la Nouvelle-France et édifier une colonie dotée de ses organes et des moyens essentiels.
Sous l’influence du roi l’attitude de la France par rapport à la Nouvelle-France change. On prend des mesures pour donner le second souffle au renouveau de la colonie :
L’envoi du régiment de Carignan-Salières pour maintenir l’ordre.
La mise en place du nouveau système de gestion du pays (gouverneur, intendant, régime seigneurial …).
L’envoi des filles du roi pour activer le peuplement de la colonie.
Pour hâter le peuplement, l’État obligea les capitaines de navires marchands à transporter des colons.
Le régiment de Carignan-Salières
Le régiment de Carignan-Salières, composé de 1 100 hommes, est envoyé par la France en juin 1665 pour freiner les attaques dévastatrices des établissements canadiens par les Iroquois2.
« Ils viennent en renards dans le bois, ils attaquent en lions, ils fuient en oiseaux », rapportent-t-on dans les Relations des jésuites. Partout les Français sont menacés. Les Iroquois évitent les attaques frontales, mais multiplient les raids dévastateurs. Le commerce, l’agriculture, tout en souffre.
Une série de forts est, quand même, déjà construite le long de la rivière de Richelieu, cette voie d’invasion importante. Lorsque les négociations de paix s’avèrent vaines, une expédition est organisée : 600 hommes du régiment et 70 Canadiens envahissent le canton mohawk en février 1666. En septembre, le régiment envahit de nouveau le pays mohawk et y trouve les villages désertés ; il les incendie ainsi que les champs de maïs avoisinants. En juillet 1667, les Iroquois parviennent enfin à un accord. Le régiment est rappelé en France, mais environ 400 officiers choisissent de rester pour s’installer sur des seigneuries le long de Richelieu, ce qui renforce la défense de la colonie.
Régiment carignan
Le nouveau système de gestion du pays
Filles du roi
Ainsi, au cours du XVIIe siècle, la colonie de la Nouvelle-France s’étend rapidement, mais demeure pauvre en population. Même si elle connaît une progression relative de son peuplement, passant de 100 habitants en 1627 à 3 000 en 1663 et enfin à 10 000 vers 1680, elle reste toutefois insignifiante à l’échelle du continent. (Pour comparer, la Nouvelle-Angleterre compte au milieu du XVIIe siècle 40 000 habitants). Cette période est marquée par la mise en place des principales institutions et structures de la colonie, comme le statut du Gouverneur3 et de l’Intendant4, la mise en place du régime seigneurial, la fondation des principales villes, l’organisation des cadres paroissiaux, etc. Dans le cadre du nouveau système de gestion du pays la commission du roi nomme Jean Talon le nouvel Intendant de la colonie. Il a donc plusieurs missions :
- peupler la colonie en misant sur l’immigration,
- prendre des mesures pour favoriser l’augmentation des naissances,
- mettre en place le régime seigneurial et assurer la distribution de seigneuries,
- surveiller l’établissement de colons le long de la vallée du Saint-Laurent,
- augmenter la production agricole,
- diversifier les activités économiques.
Talon débarque dans la colonie en 1666. Il y restera pendant six ans. À titre d’ « intendant de la justice, de la police et des finances du Canada, de l’Acadie et de Terre-Neuve », de 1666 à 1668 et de 1669 à 1672, Talon se révèle un serviteur énergique et ingénieux du roi et de son ministre, Jean-Baptiste Colbert.
Anciens Canadiens français
Ce premier intendant de la Nouvelle-France transformera un faible petit avant-poste de traite des fourrures et de missionnaires, alors sous l’autorité d’une compagnie, en une province royale rentable, bien peuplée et capable de se défendre. En vue de diversifier l’économie, Talon fait évaluer les ressources minérales et forestières, encourage l’agriculture commerciale, les arts ménagers, la construction de navires et la pêche. Il voit à l’établissement sur des terres de près de 2 000 immigrants et soldats démobilisés. On prévoit une croissance de la population par le mariage avec les autochtones convertis à la religion et aux coutumes de la France, mais peu d’entre eux abandonnent leur culture. Pour assurer la croissance de la population, Talon compte plutôt sur les amendes imposées aux célibataires et sur les allocations accordées pour les mariages précoces et les grandes familles chez les colons français.
Son passage dans la colonie a jeté les bases de la société française en Amérique. Il réalise un recensement qui lui précise que dans la colonie il n’y a que 3 215 personnes, en grande majorité des hommes, éparpillés sur un très vaste territoire, que la population est jeune (86 % des gens ont moins de 41 ans) et… qu’il n’y a qu’une femme pour 16 hommes !
Il fallait donc peupler le nouveau territoire. Mais une question se posait : où trouver les colons ? Finalement, les colons venaient de la France, ce qui n’était pas facile, car le Canada faisait peur par son climat sévère. Les Français viennent en Nouvelle-France pour améliorer leurs conditions de vie. Ils veulent trouver du travail, posséder une terre à cultiver ou obtenir un bon poste dans l’administration des colonies. Toutefois, la colonie demeure globalement peu attirante et se peuple lentement.
Les filles du roi6
Jean-Baptiste Colbert
Les administrateurs et les recruteurs reçoivent les ordres de choisir les hommes entre 16 et 40 ans et les filles en âge de se marier. Entre 1665 et 1673, le roi fit donc passer au Canada 900 filles pour procurer des épouses aux colons. Mais l’arrivée des premières « filles du roi » suscita une certaine résistance dans la colonie et fut au début mal perçue. En 1670, Talon faisait allusion à la résistance de curés qui hésitaient à bénir les mariages hâtifs : « Si le Roi fait passer d’autres filles ou femmes veuves de la France, il est bon de les faire accompagner d’un certificat de leur curé qui fasse connaître qu’elles soient libres et en état d’être mariées, sans quoi les ecclésiastiques d’ici font difficulté de leur conférer ce sacrement, à la vérité ce n’est pas sans raison, deux ou trois doubles mariages s’étant ici reconnus, on pourrait prendre la même précaution pour les hommes veufs. Et cela devrait être du soin de ceux qui sont chargés des passagers. »
Colbert tentait de rassurer Jean Talon ; le 11 février 1671, il lui écrivit : « J’ai donné ordre de vous envoyer des certificats des lieux où les dites filles seront prises, qui feront connaître qu’elles sont libres et en état de se marier sans difficulté. » Or, les futures épouses, les « filles du roi », étaient des orphelines élevées par des religieuses aux frais du roi dans les grands couvents et les Maisons d’éducation de Paris, Dieppe, Honfleur, La Rochelle.
Jean Talon
Près de 90 % de ces filles à marier étaient issues de familles de petits fonctionnaires, de militaires, d’artisans et de paysans ; le reste provenait de la petite noblesse et de la bourgeoisie. Elles constituaient une sorte d’élite « sagement élevée » et « formée aux travaux d’une bonne ménagère », et étaient mieux instruites que la plupart de leurs contemporaines. Mais paraissaient en général « assez délicates », « peu robustes », « élevées en vue du service des grandes dames » ; la plupart étaient originaires de l’Île-de-France, dont une bonne partie de la Salpétrière (50 %), qui dépendait de l’Hôpital général créé par Louis XIV.
Le ministre Colbert recevait régulièrement des avis pour qu’on envoie plutôt des « filles de village, propres au travail comme les hommes ». De plus, pour favoriser les mariages et la natalité, on soumit à l’amende les célibataires, on accorda des dots aux filles et des gratifications aux familles nombreuses ; on favorisa même les mariages entre Français et Amérindiens. Avantagée par un taux extraordinaire de natalité (7 enfants par femme) et par une immigration abondante, le Canada vit se multiplier sa population ; de 2 500 habitants en 1663, elle passe à 20 000 en 1713 et à 55 000 en 1755.
Par ailleurs, certains des contemporains de l’époque ont prétendu que les filles du roi étaient en réalité des « filles de joie » embarquées de force à bord de navires en partance pour le Canada. Or, à part quelques très rares exceptions, cette thèse s’est révélée fausse et non fondée.
« On nous a dit, lit-on dans La Relation des Jésuites de 1641, qu’il courait un bruit dans Paris, qu’on avait mené au Canada un vaisseau tout chargé de filles dont la vertu n’avait l’approbation d’aucun docteur : c’est un faux bruit. »
Régime seigneurial7
Gouverneur de la Nouvelle-France
Ce système de distribution des terres est régi par des règles juridiques et présente plusieurs avantages. Il vise à favoriser le peuplement et à encadrer la population d’une façon systématique. Le découpage des terres en longues bandes rectangulaires est particulièrement bien adapté aux impératifs géographiques, puisqu’il facilite les relations entre voisins et procure de multiples accès au fleuve qui constitue à l’époque la principale voie de communication.
L’État accorde à une personne, qui ainsi devient seigneur, une portion de territoire à mettre en valeur. Ces actes de concession précisent les droits, les obligations et les charges de chacune des parties. Le seigneur peut établir une cour de justice, ériger un moulin et organiser une commune. Il perçoit de l’habitant diverses redevances : la rente, en argent ou en nature ; et les banalités, c’est-à-dire la part prélevée sur la production céréalière que l’habitant doit faire moudre au moulin du seigneur. Il accorde ou non des droits de chasse, de pêche et de coupe du bois. À partir du premier tiers du XVIIIe siècle, il en vient à exiger quelques journées de corvée8 par année.
Au cœur de la politique de colonisation de la France, le système seigneurial en arrive à jouer un rôle majeur dans la société québécoise traditionnelle. Les quelques 200 seigneuries concédées durant le régime français couvrent presque tout le territoire habité et en particulier les deux rives du fleuve Saint-Laurent entre Québec et Montréal.
D’autres institutions s’alignent sur les frontières seigneuriales, en particulier la paroisse, la milice et, au XIXe siècle, les municipalités. Concédée à des nobles, à des institutions religieuses, à des officiers, à des administrateurs civils ou à de grands bourgeois, la seigneurie couvre une à trois lieues de largeur par la même profondeur.
Ce mode d’occupation des terres laisse des traces dans le paysage québécois et dans les mentalités. L’habitant, qui s’offusque de se faire appeler paysan, fait de sa terre une unité économique de survie pour sa famille. Chacun peut espérer en tirer la majeure partie des biens et des produits nécessaires à la vie. À partir du XIXe siècle, la vie dans le village traduit l’importance des rapports de voisinage, de famille et d’entraide.
De Français à Canadiens
Contrairement aux Français, les Canadiens sont nés en Nouvelle-France et n’ont souvent jamais vu la France. Ils ont développé une culture et des habitudes particulières qui sont influencées par le climat, le territoire et les contacts avec les Amérindiens, tout en gardant le français comme la langue de communication.
VOCABULAIRE
émigration (f) – action de quitter son pays pour s’établir ailleurs
immigrant (m) – personne qui s’installe dans un nouveau pays
immigration (f) – action de s’établir dans une nouvelle région ou un nouveau pays
migration (f) – déplacement de personnes d’une région ou d’un pays vers une autre région ou un autre pays dans le but de s’y établir
facteurs d’attraction – facteurs sociaux, politiques, économiques et environnementaux qui motivent des personnes à s’établir dans un endroit
facteurs d’incitation – facteurs sociaux, politiques, économiques et environnementaux qui incitent des personnes à quitter l’endroit où elles vivent
pays d’origine – pays desquels les personnes ont émigré
1 Les compagnies de colonisation étaient des sociétés destinées à la promotion et à la coordination de l’immigration et de la colonisation, et auxquelles on a fait appel à différents moments de l’histoire du Canada. C’est en 1627 qu’est fondée la Compagnie des Cent-Associés pour encourager la colonisation permanente en Nouvelle-France. On lui concède une vaste étendue de terre en échange de l’exclusivité des droits sur le commerce de la fourrure, mais elle n’atteint pas ses objectifs.
2 Le terme «Iroquois» désigne une confédération de cinq tribus habitant à l’origine la partie nord de l’État de New York. La confédération était aussi connue sous le nom des Cinq-Nations ou de la Ligue des Iroquois.
3 Le gouverneur est le représentant officiel du roi. Cette fonction de prestige et d’importance est toujours confiée à un noble, par commission royale. Le gouverneur exerce des pouvoirs étendus. Il est particulièrement responsable des affaires extérieures (relations avec les nations amérindiennes et avec les colonies britanniques d’Amérique du Nord) et des questions militaires. Commandant en chef de l’armée, il décide de la guerre ou de la paix. En concertation avec l’intendant, il veille au développement de la colonie, participe à la concession des terres en seigneuries et au contrôle de la Traité des fourrures. Par son prestige, son pouvoir et ses recommandations, il joue un rôle politique et social considérable.
4 L’office d’intendant de la Nouvelle-France a été créé en 1663.
5 En Nouvelle-France, comme dans les provinces de France, l’intendant représentait « l’œil et la main » du roi. Second personnage en importance, après le gouverneur, il contrôlait l’ensemble de l’administration civile de la colonie. La formule consacrée le dit responsable de la justice, de la police, c’est-à-dire de l’ordre public, et des finances. À ce titre, il veille particulièrement au peuplement de la colonie, à son développement économique (agriculture, commerce, industrie et communications) et à l’application de la justice. Comme il gère les finances, c’est lui qui possède les pouvoirs les plus étendus dans le gouvernement de la colonie.
6 Appelées « filles du roi » parce qu’elles ont été élevées dans des maisons de refuge aux frais du roi. Enfants trouvées, orphelines, filles de parents pauvres, elles étaient les pensionnaires de ces hospices.
7 Mode institutionnel de distribution et d’occupation des terres, implanté en Nouvelle-France en 1627 et aboli officiellement en 1854.
8 Travail gratuit qui était dû par le paysan au seigneur.